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Le nécrologe

16 Mai 2021 , Rédigé par VD Publié dans #Huiles, phototypes et petits meubles

   Le plus éloigné, dans l’ordre de disparution, est un homme si géant qu’il dodeline sans cesse, sans besoin de vent. Son os occipital s’est tordu à la fête foraine de la guerre des tranchées, où l’on visait sa tête, qui dépassait souvent, et qu’il tient depuis dans la vallée des épaules. On dit, entre soi, que l’écho des détonations retentit encore au milieu des nerfs. D’où les tressauts. Il a le visage qui s’efface mais le joli cil et le cheveu d’une jument crins lavés, et la même façon circulaire de manger quelque chose, ces tabacs noirs dont il crache, mal et salement, le jus. La longue aiguille de l’ombre de son corps qui oscille, donne l’heure au soleil : il est à peu près midi sur la terre. Et midi, un dimanche en été, signifie déjeuner dans une herbe, qui n’a jamais été peinte, de chardons, de pâturins, de bouquets et verrues de fétuques. Les souvenirs sont formels : tout un peuple de parents a surgi de nulle part. Certains ont, pour s’éviter l’écorchure, traversé les haies à l’état de miettes ou de fumée. Vieille faculté, sans doute corpusculaire, de se fondre avec le paysage. Ce qui explique aussi un goût, dans le vêtement, pour les gris cendre, anthracite, charbon brûlé, et la couleur non claire des yeux. Après le repas (pendant lequel on a ri : des guêpes élégantes, en jupes de combat, marchaient sur un œuf qu’une semi-aveugle, bientôt centenaire dans vingt ans, allait gober), la force bruyante des hommes s’éteint et les vieillards malodorants, que les températures cherchent à tuer, se reculent au fond de la végétation, où ils pantèlent. Alors, les femmes composent, sous les chênes parfumés, un cercle. Ça fait, de loin, un bruit de concile ; on y parle bas mais toutes à la fois et même le ciel, fabriqué à coups de gongs avec les métaux lourds d’un orage, ne les soucie guère. Venues de l’autre bord du siècle en habits fanés par les lessives, plus tard enterrées avec, des sortes de tantes pratiquent une langue bocagère qui évoque l’aboi des chevreuils, la chute des pierres, le dégouttement des feuilles. Leur visage octogonal est celui, en bois de poirier qui fend, d’une statue de chapelle humide. Leur regard, un âtre, désapprouve tout et elles ont des doigts en corne qui peuvent blesser si elles vous attrapent, car leur vrai métier consiste à verser dans l’oreille un liquide épais de noms de défunts, de dates et de conditions du trépas. De sorte que la nuée des fillettes moustiques et des garçons sauterelles, d’instinct, n’approche pas. Eux, préfèrent les mares. Courir autour et tomber dedans, et certains à la manière des suicidés n’ont peut-être même jamais reparu. Qui les revoit ou peut toujours les décrire ? Tant ces petits profils, qui jouent alors à se faire saigner et crient suraigu, ont été imprimés dans du papier fragile que les bactéries dévorent.

 

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P
Quels plaisirs ! Un second texte enchanteur de beautés sombres et parfaites. Quelle maîtrise absolue et qui nous manquait tant. Merci.
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